15 – La question du “Destin Manifeste” des Etats Unis

Les Américains, peuple élu par Dieu ?

Il y a un certain nombre d’indices troublants que nous avons relevés en parcourant les routes des Etats Unis. Par exemple le tableau de la photo au-dessus du titre ci-dessus, placé derrière le comptoir de la réception de l’hôtel de la chaîne Super8 à Austin, Texas : sous les étoiles du drapeau et l’aigle américains toutes ailes déployées, cette citation du psaume 33 :
« Heureuse est la nation dont l’Éternel est le Dieu ! Heureux le peuple qu’il se choisit pour son héritage ! ».

Et puis ces panneaux tout au long de l’autoroute IS10 qui nous mène vers l’Ouest :
« Amérique, bénis Dieu, pour que Dieu bénisse l’Amérique ! ».

Vraiment pas des trucs qu’on verrait chez nous ! En bref, sans forfanterie, une classe d’Américains semble se vanter que Dieu ait choisi les Américains pour coloniser l’Amérique… et même d’être le nouveau peuple élu par Dieu, si, si !!
Alors, au retour à Paris, nous avons creusé un peu ! Et nous sommes allés de surprises en découvertes stupéfiantes ! Ces indices étaient la petite pointe de gigantesques icebergs… Là se trouvent les racines de l’Amérique ; et se dissipe alors une part de notre incompréhension à voir ce grand peuple se choisir un Donald Trump comme Président : l’Amérique blanche, « White Anglo Saxon Protestant », n’admet pas, quelqu’en soient les raisons et finasseries à la Obama qui ont fait la preuve de leur impuissance, que le monde puisse contester sa suprématie, puisqu’elle a reçu du Tout Puissant lui-même le « Destin Manifeste » de conduire les affaires de la planète.
Nous commencerons donc notre enquête en essayant de comprendre comment le peuple américain en est venu à penser que Dieu l’a choisi « pour son héritage ».
Mais avant de voir jusqu’où cette affaire « d’élection » mène les Américains, et les implications concrètes pour la planète entière en ce début du XXIème siècle (vous allez découvrir que j’exagère à peine !), il convient de faire un rappel historico-théologique pour en situer le contexte « chrétien ».
Au début de l’aventure de la révélation d’un dieu qui se manifeste aux hommes, il y a le peuple juif avec Abraham, Moïse et la Torah. Puis le peuple chrétien avec Jésus et le Nouveau Testament. Ensuite les musulmans avec Mahomet et le Coran. Puis, donc, enfin, le peuple américain. Pour bien comprendre, il est nécessaire d’entrer un peu dans les détails !

La théologie de l’élection

La théologie de l’élection du peuple juif parcourt tout l’Ancien Testament : ce peuple est choisi pour que, par lui, se réalise le dessein de Dieu parmi les hommes : « Si le Seigneur s’est attaché à vous et vous a choisis, ce n’est pas que vous soyez le plus nombreux de tous les peuples, car vous êtes le moins nombreux d’entre tous les peuples. Mais c’est par amour pour vous et pour garder le serment juré à vos pères, que le Seigneur vous a fait sortir à main forte et vous a délivré de la maison de servitude, du pouvoir de Pharaon, roi d’Egypte. » (Dt 7,7-8).

La théologie de la substitution

La théologie de la substitution (ou du “remplacement”) est celle qui affirme que le peuple juif a été déshérité des promesses de la Torah, pour être remplacé par le peuple chrétien, « nouvel Israël ». Ce n’est pas St Paul qui a fondé cette théologie, mais ce sont sur certaines de ses lettres que se sont appuyés ses successeurs. Quand St Paul écrit : « La vraie circoncision est celle que l’Esprit opère dans le cœur » (Rm, 2,28), Justin, philosophe platonicien du IIème s., converti au christianisme, en tire l’idée que l’Eglise est un Israël spirituel : « Nous sommes aujourd’hui la race spirituelle et véritable d’Israël, de Juda, de Jacob, d’Isaïe et d’Abraham » (Dialogue avec Tryphon, XI, 5).

La thèse de Justin est développée par les Pères de l’Eglise, notamment Tertullien, Jean Chrysostome et le grand Augustin : le peuple d’Israël, aveuglé, ne s’étant pas converti en reconnaissant Jésus comme le Messie, son rôle dans l’histoire du salut est terminé, et remplacé par l’Eglise des chrétiens. Dans nos cathédrales (cf. ci-dessous, la couverture du livre “Théologie du remplacement”, illustrée du portail sud de la cathédrale de Strasbourg), la Synagogue figure les yeux bandés, la lance brisée, la Loi lui échappant des mains, se détournant de sa sœur, l’Eglise triomphante.

L’antijudaïsme chrétien – le peuple « déicide » (Ier-XXème s.)

Ce sont des passages du Nouveau Testament qui ont servi de fondement à la thèse selon laquelle tout le peuple juif était « déicide », ayant tué Dieu. On trouve dans le récit de la Passion de Jésus : « Et tout le peuple répondit : que son sang retombe sur nous et sur nos enfants! » (Mt 27, 25). Et dans la bouche de Jésus lui-même : « Satan est votre père » (Jn 8, 44). Saint Paul renchérit : « Les Eglises de Dieu ont souffert de la part des Juifs, eux qui ont tué le Seigneur Jésus et les prophètes, vous ont persécutés, ne plaisent pas à Dieu et sont ennemis de tous les hommes quand ils nous empêchent de prêcher aux païens pour les sauver, et mettent ainsi, en tous temps, le comble à leur péché. Mais la colère est tombée sur eux à la fin » (1Th, 2, 15-16). Après le même philosophe Justin (IIème s.) : « après avoir tué le Christ, vous n’en avez pas même le repentir ; vous nous haïssez » (Dialogue avec Tryphon 133, 3), c’est le grand St Augustin (IV-Vème s.) qui écrit : « que les Juifs ne disent pas : nous n’avons pas tué le Christ » (Commentaire du Ps 63). Il poursuit en expliquant qu’il ne faut pas tuer les Juifs, mais les condamner à la dispersion et à l’humiliation, en signe de victoire de l’Eglise sur la Synagogue, afin de montrer aux Chrétiens le sort réservé à ceux qui renient Jésus. Jean Chrysostome, St Jérôme, St Ambroise, St Augustin, St Hilaire de Poitiers, St Thomas d’Aquin… tous les plus grands Pères de l’Eglise ont eu des paroles très dures contre le peuple juif, accusations qui seront poursuivies jusqu’au XXème siècle. Dans notre jeunesse encore, au cours de la Prière Universelle du Vendredi Saint, on priait ainsi pour les Juifs : « Prions aussi pour les Juifs perfides afin que Dieu Notre Seigneur enlève le voile qui couvre leurs cœurs et qu’eux aussi reconnaissent Jésus ». Depuis 1959, on dit de manière plus positive : « Prions pour les Juifs à qui Dieu a parlé en premier ». Ce sont de ces théologies « de la substitution » et « du peuple déicide » que découlent les politiques millénaires d’ostracisme et de persécution à l’égard des Juifs dans l’Occident chrétien, qu’on appelle « l’antijudaïsme chrétien », lequel a lui-même puissamment aidé l’antisémitisme à prospérer dans nos sociétés modernes « christianisées ». Chacun sait en effet que le nazisme a prospéré dans des nations complètement christianisées ; mais la destruction des Juifs d’Europe par les nazis pendant la seconde guerre mondiale a changé le regard de la plupart des églises chrétiennes sur le peuple juif.

Nostra Aetate (1965)

Il s’agit d’un petit texte du concile Vatican II sur les relations de l’Eglise avec les grandes religions non chrétiennes. Changement radical d’attitude ! Dès le §2, le texte affirme : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent sous bien des rapports de ce qu’elle-même tient et propose, cependant reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes » (§2). Et à propos des Juifs, le texte se fonde sur la lettre de Paul aux Romains (« les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables » Rm 11, 29) pour affirmer – enfin ! ‑ au §4 : « l’Église ne peut oublier qu’elle a reçu la révélation de l’Ancien Testament par ce peuple avec lequel Dieu a daigné conclure l’antique Alliance, et qu’elle se nourrit de la racine de l’olivier franc sur lequel ont été greffés les rameaux de l’olivier sauvage que sont les Gentils. L’Église croit, en effet, que le Christ a réconcilié les Juifs et les Gentils par sa croix, et des deux, a fait un seul peuple. (…) L’Église attend le jour où tous les peuples invoqueront le Seigneur d’une seule voix et le serviront sous un même joug (…) Encore que des autorités juives, avec leurs partisans, aient poussé à la mort du Christ, ce qui a été commis durant sa Passion ne peut être imputé à tous les Juifs vivant alors, ni aux Juifs de notre temps. S’il est vrai que l’Église est le nouveau Peuple de Dieu, les Juifs ne doivent pas, pour autant, être présentés comme réprouvés par Dieu ni maudits, comme si cela découlait de la Sainte Écriture ».
Exit donc l’idée d’un peuple déicide et réprouvé ! Exit les élucubrations de Justin, Chrysostome, Augustin et autres Pères de l’Eglise sur les Juifs ! Exit l’antijudaïsme chrétien ! Et sur la théologie de la substitution, il faut donc comprendre que, dans ses desseins insondables, Dieu a certes permis la naissance d’un nouveau Peuple de Dieu, mais que les promesses faites à l’ancien Peuple subsistent de façon “irrévocable” (Rm 11, 29). Quant à l’islam, s’il n’est pas titulaire d’une promesse divine équivalente, le Concile « exhorte tous les chrétiens et musulmans à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle ». Bon, on va s’y faire, nous autres chrétiens, à ce que « le salut » emprunte des voies parallèles, non ?

Jules Isaac, ami du Pape Jean XXIII, est un des fondateurs, en 1948, de l’Amitié Judéo Chrétienne de France. Il contribua à la naissance de Nostra Aetate. Le Père Jean Dujardin en fut le Vice Président, et lauréat du Prix AJCF.

Mais ce n’est pas si simple, car voici un 4ème peuple qui surgit !

Du « Destin Manifeste » à « America First »

Et puis voilà que nous découvrons pendant notre voyage un Aigle Américain associé au psaume 33 : « Heureux le peuple qu’il se choisit pour son héritage ! ». C’est bien lui, le grand peuple d’Amérique, que le Seigneur a élu. Et en effet, depuis leur fondation, les Etats Unis sont convaincus d’avoir un « destin manifeste » à conduire le monde. Quelques citations pour vous convaincre de cette appropriation des promesses divines :

1630 : John Winthrop, protestant puritain fondateur de la colonie du Massachussetts : « Nous avons pour mission divine de construire une « Cité sur la montagne » (en référence à Mt 5, 14 : « Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée »).

1840 : Alexis de Tocqueville, philosophe catholique et homme politique français : « La situation des Américains est donc entièrement exceptionnelle, et il est à croire qu’aucun peuple démocratique n’y sera jamais placé. » (De la démocratie en Amérique).

1845 : John O’Sullivan, journaliste : « Notre Destinée Manifeste consiste à nous étendre sur tout le continent que nous a alloué la Providence pour le libre développement de nos millions d’habitants qui se multiplient chaque année ».

1904 : Théodore Roosevelt, réformé, Président républicain progressiste : « L’injustice chronique ou l’impuissance qui résulte d’un relâchement général des règles de la société civilisée peut exiger l’intervention d’une nation civilisée et forcer les États-Unis, même à contrecœur, dans des cas flagrants d’injustice et d’impuissance, à exercer un pouvoir de police international. »

1917 : Woodrow Wilson, Président démocrate presbytérien : « Je crois que Dieu a présidé à la naissance de cette nation et que nous sommes choisis pour montrer la voie aux nations du monde dans leur marche sur les sentiers de la liberté. » – « L’Amérique est la seule nation idéale dans le monde […] L’Amérique a eu l’infini privilège de respecter sa destinée de racheter le monde en lui donnant liberté et justice. »

1961 : John Kennedy, Président démocrate catholique : « Plus que n’importe quel peuple sur Terre, nous portons les fardeaux et acceptons les risques sans précédent – de part leur taille et leur durée – non pas pour nous seuls mais pour tous ceux qui souhaitent être libres. »

1973 : Richard Nixon, Président républicain quaker : « Notre politique étrangère est forgée autour d’une mission à vocation universelle que seule l’Amérique peut accomplir ».

1989 : George Bush père, Président républicain évangéliste : «  Nous nous devons aujourd’hui, en tant que peuple, d’avoir une intention de rendre meilleure la face de la nation et plus douce la face du monde. »

1993 : Bill Clinton, Président démocrate baptiste : « Notre leadership global n’a jamais été aussi indispensable. Il y a des moments où l’Amérique, et seulement l’Amérique, peut faire la différence entre la paix et la guerre, entre la liberté et la répression, entre l’espoir et la peur. »

2007 : Rudy Giuliani, candidat républicain battu par Obama, catholique : « Il y a des gens qui aujourd’hui, je crois, doutent encore que l’Amérique ait une mission particulière, voire d’inspiration divine, à l’échelle mondiale ».

2012 : Barack Obama, Président démocrate, protestant : « Les peuples admettent que nous restons la seule nation indispensable dans les affaires du monde. Parce que nous sommes les Américains, bénis d’avoir la plus grande forme de gouvernement jamais conçue par l’homme, une démocratie vouée à la liberté et au service des idéaux qui éclairent toujours le monde. (…) C’est nous, les Américains, qui avons embrassé nos responsabilités mondiales et notre leadership mondial. Les Etats-Unis ont été et resteront, la seule nation indispensable dans les affaires du monde. »

2015 : Donald Trump, alors candidat républicain à la présidence, presbytérien, en donne son interprétation : « Nous envahissons les Mexicains, et les enfermons dans des réserves. Nous prenons leur pays. C’est notre Destin Manifeste. Il y a longtemps que c’est ce que nous aurions dû faire. Croyez-moi ; regardez les Indiens ; nous vivons pacifiquement avec eux ; nous faisons la même chose avec les Mexicains et le problème est réglé. » (discours à son équipe de campagne le 29/8/15). C’est un recul brutal de 170 ans ! – En 2016, pendant sa campagne : « Nous devons reprendre en mains le destin de notre pays : America great again ! ». 2017, lors de son discours d’intronisation : « America first ! ».

Je ne vais pas faire ici un discours sur les subtiles différences qu’il y a entre les puritains, les quakers, les baptistes, les évangélistes, les catholiques ou les presbytériens, mais il faut rappeler que la majorité des premiers migrants en Amérique étaient partis, entre autres motifs, parce que persécutés en Europe pour leur foi, par les pouvoirs du goupillon et du sceptre ; la terre presque vierge d’habitants qu’ils découvraient et se préparaient à coloniser était une terre de liberté de culte, libre de tout souverain. C’est de cette racine que proviennent leur attachement à la liberté et leur pratique de la démocratie, leur fierté et leur conviction d’avoir à prêcher leurs valeurs dans le monde entier.
C’est pourquoi il est insuffisant de dire que l’Amérique est protestante.
On pourrait en effet plus justement dire que l’Amérique a été créée « en qualité de » société protestante, de la même façon, et pour quelques unes des mêmes raisons, que le Pakistan a été créé comme une société musulmane ou Israël comme une société juive. Le “peuple américain” du Destin Manifeste est de race blanche, anglo-saxon et protestant ; ils se définissent entre eux comme W.A.S.P., c’est-à-dire White Anglo Saxon Protestants. C’est de cette partie du peuple américain que proviennent les suprémacistes blancs dont nous reparlerons ci-dessous.
Outre leur messianisme et leur conviction d’être un peuple élu au « destin manifeste », ci-dessous quelques photos prises sur le bord des routes qui démontrent leurs étonnantes convictions missionnaires. Nous n’y avons pas vu de prosélytisme d’autres religions que chrétiennes.

« Jésus, le seul chemin vers Dieu » – « Qui est Jésus ? » – « Lisez la Bible : Vérité, Sagesse, Espoir ! » – « Jésus : les sages continuent à le chercher ! »

Caroline du Sud : “Et si vous mourez ce soir ? Le Ciel ? ou l’Enfer ?”. Derrière “855-FOR-TRUTH” se cacheraient les Amish et Mennonites.

« Et si vous mourez ce soir : au Ciel ? en Enfer ? » – « C’est le fou qui dit : il n’y a pas de Dieu ». « Les hommes sages continuent à la chercher »

Et à chaque fois s’affiche le numéro de téléphone… Il est sûr que nous ne voyons pas souvent ce genre de publicités le long de nos routes !

La Cour Pénale Internationale

La position des Etats Unis envers la Cour Pénale Internationale est une conséquence inattendue de leur croyance en leur Destin Manifeste ! Voyez plutôt ! Je ne comprenais pas jusqu’à maintenant pourquoi les Etats Unis refusaient obstinément de soutenir la Cour Pénale Internationale, qui correspondait pourtant apparemment à tous leurs vœux réitérés depuis la fin de la seconde guerre mondiale pour que soient jugés les auteurs de crimes de guerre, génocides ou crimes contre l’humanité. Leur Destin Manifeste leur commandait d’accomplir leur droit de police international, et ils l’avaient exercé jusqu’ici de façon plutôt intelligente, juste et éducative en convaincant toutes les parties de créer successivement les Tribunaux Internationaux de Nuremberg (1945), Tokyo (1946), Yougoslavie (1993), Rwanda (1994) et Cambodge (2001). Ils furent également partie prenante dès le début au projet de création d’une Cour Pénale Internationale (CPI), permanente celle-là. Mais ils s’en retirèrent, puis tirèrent ensuite à boulets rouges cette nouvelle Cour. Quelle en était la raison ? Tout simplement semble-t-il parce que, après des années de débats, l’ONU décida finalement que la CPI serait une juridiction indépendante et souveraine, et non pas, comme le souhaitaient les Etats Unis, soumise au droit de veto du Conseil de Sécurité. Et non seulement les Etats Unis refusent d’adhérer à la CPI, mais ils interdisent à tous ses tribunaux la moindre collaboration avec elle, s’interdisent de participer à des opérations de maintien de la paix décidées par l’ONU si leurs troupes ne sont pas explicitement exemptées de la compétence de la Cour, et s’obligent à libérer par tous moyens, y compris la force armée, un ressortissant américain qui serait détenu par la CPI… La raison de cette opposition à la CPI dépasse la simple humiliation de n’avoir pu imposer leurs vues sur la soumission de la CPI au Conseil de Sécurité de l’ONU. La raison provient directement de leur « destin manifeste » : le peuple américain en effet, ayant le « Destin Manifeste » d’apporter au monde entier les bienfaits de la liberté, de la démocratie et de la paix, il leur est absolument inenvisageable qu’aucun de ses ressortissants ne puisse jamais être poursuivi pour des crimes susceptibles d’intéresser la CPI : « Nous sommes peut-être la seule superpuissance dans l’histoire à chercher non seulement son propre intérêt personnel, mais aussi ce qui est bon pour reste du monde. » (Obama, 2012).

Et voilà pourquoi « Heureuse est la nation dont l’Éternel est le Dieu, heureux le peuple qu’il s’est choisi pour son héritage ! »

La vigueur du suprémacisme blanc

Les Etats Unis ont encore un vrai problème avec le racisme, étroitement lié à la conscience qu’ils ont de leur Destin Manifeste. Si la Guerre de Sécession – la « Civil War », de 1861 à 1865 – a mis fin à l’esclavage, elle n’a pas mis fin, au contraire, à de violents ressentiments interraciaux. Nous en avons été témoins à Charleston où, deux semaines avant que nous y fassions étape – et le lendemain de la déclaration de D. Trump de se lancer dans la course à la Présidence ‑, un jeune Blanc « suprémaciste » assassinait neuf Noirs partageant la Bible, le soir à l’église. Cela nous a interrogés ! Comment un Américain, faisant partie du peuple le plus puissant de la planète, alors qu’il est sans doute le plus composé d’immigrés, peut-il encore, au XXIème siècle, après les les tragédies du XXème, s’afficher en conscience raciste et suprémaciste au point d’assassiner des gens qu’il ne connaît pas, qui ne lui ont rien fait, du seul fait qu’ils n’ont pas la même couleur de peau ? Dylan Roof, l’assassin de 21 ans, condamné à mort en janvier 2017, se justifiera, sans aucun regret, en expliquant qu’il espérait que son geste déclencherait des émeutes qui amèneraient le « pouvoir blanc » sur tous les Etats Unis.
Nous nous sommes demandés si cette survivance d’un racisme exacerbé ne venait pas en partie du caractère absolu du 1er amendement de la Constitution, celui qui interdit toute limitation ou encadrement des libertés de religion, d’expression, de presse et de rassemblement pacifique : on peut depuis toujours aux Etats Unis faire toute déclaration publique mensongère (Breitbart News…) odieusement raciste ou sexiste en toute liberté ! La dernière campagne électorale nous en a donné des exemples jusqu’à l’écœurement. C’est le matin même du jour du massacre de Charleston que D. Trump a fait sa fameuse déclaration : « Quand le Mexique nous envoie ses gens, ils n’envoient pas les meilleurs éléments. Ils envoient ceux qui posent problème. Ils apportent avec eux la drogue. Ils apportent le crime. Ce sont des violeurs ».
En France, on serait immédiatement poursuivi en justice pour injure (raciste, sexiste, homophobe…), diffamation, ou incitation à la haine (raciale), à la violence ou à la discrimination.
Mais cela ne peut pas uniquement venir de ce 1er amendement ! Il suffit de regarder comment les Etats Unis traitent ces questions depuis deux siècles. Depuis leur naissance à la fin du XVIIIème s., il subsiste un fort mouvement qui n’a toujours pas assimilé et digéré la fin de l’esclavage. Rappel de quelques faits, dates, et positions prises par la loi ou des hommes célèbres :

1790, Constitution : l’accession à la citoyenneté est de fait réservée aux Blancs. En effet, même si tous les Noirs (19 % d’une population de 3 millions d’habitants) ne sont pas esclaves, ils ne pouvaient, dans les états non esclavagistes, acquérir la citoyenneté que s’ils payaient l’impôt, ce qui n’était pas le cas des Blancs.

1831, John Caldwell Calhoun, Vice Président, admis en 2000 par le Sénat américain dans la liste des Sept Plus Grands Hommes de Tous les Temps : « Les différentes parties de toute société sont hiérarchisées, complémentaires et solidaires –  L’esclavage est la reconnaissance juridique d’un fait de nature. »

1858, Abraham Lincoln, avocat (il sera Président de 1861 à 1865, et initiateur de la Guerre de Sécession) : « Je suis contre l’idée de faire des Nègres des électeurs ou des jurés, pas plus que d’en faire des fonctionnaires ou de les laisser se marier avec des Blancs. Il n’a jamais été question pour moi, en aucune façon, de les amener à une égalité sociale ou politique avec les Blancs ». Pour mémoire, à l’époque, le mot « Nègre » n’est pas politiquement incorrect ; mais aujourd’hui, on ne doit même plus dire « Noir » ; on doit dire « Afro-américain ».

1866-69, 13 & 14ème amendements à la Constitution : après la guerre de Sécession, le droit de citoyenneté et de vote est étendu aux Noirs.

1890, L. Frank Baum, journaliste : « Les Blancs, par droit de conquête et supériorité de leur civilisation, sont les maîtres du continent américain ; la meilleure sécurité pour nos colons installés sur la frontière consiste en la destruction totale des quelques Indiens qui restent ».

1898, Cour Suprême : extension du droit de citoyenneté aux Asiatiques.

1915, Woodrow Wilson, Président : « Les Blancs ont été éduqués dans un esprit de survie, jusqu’à ce qu’enfin naquit le grand Ku Klux Klan, protecteur du véritable Empire du Sud ».

1920 : 19ème amendement à la Constitution : droit de vote accordé aux femmes (En France : 1945)

1924 : Snyder Act : le droit de citoyenneté est étendu à tous les Indiens.

1939, Charles Lindbergh, aviateur : « Notre paix et notre sécurité ne dureront qu’autant que nous nous unirons pour conserver notre bien le plus précieux, l’héritage de notre sang européen, et que nous saurons nous protéger des attaques des armées ennemies comme de notre dilution dans des races étrangères ».

1967, Cour Suprême : sont illégales les interdictions de mariages interraciaux. 15 états sont encore concernés à cette date.

1971-75 : John Wayne, acteur : « Les Noirs devraient être mis à l’écart jusqu’à qu’ils soient suffisamment éduqués pour s’intégrer à notre société – Je ne pense pas que c’était une faute d’avoir pris notre grand pays aux Indiens ; ce n’était pas du vol, mais juste une question de survie ; la foule des gens ayant besoin de nouvelles terres était immense, et les Indiens agissaient égoïstement en essayant de se les garder juste pour eux ».

2000 : le Sénat (à majorité républicaine) inscrit le suprémaciste blanc John Caldwell Calhoun sur la liste des sept plus grands hommes de tous les temps.

2009 : Donald Trump, entrepreneur : « Des Noirs qui comptent mon argent ! Je déteste l’idée. Les seules personnes que je veux voir compter mon argent sont des hommes petits portant la kippa tous les jours. »

2015 : David Duke, député républicain de Louisiane : « Il est évident que notre but doit être la promotion de la race blanche, et la séparation des races blanche et noire. Cela implique de libérer les médias de leur sujétion aux intérêts juifs. »

2017 : à propos de Steve Bannon, propriétaire de Breitbart News et directeur de la campagne électorale de D. Trump, Harry Reid, chef du parti démocrate au Sénat : « La décision du président Trump de choisir Steve Bannon pour son plus proche conseiller signifie que les suprémacistes blancs seront représentés au plus haut niveau à la Maison Blanche ».

J’en reviens à ce que j’évoquais plus haut dans le blog à propos de la statue de Calhoun à Charleston : on ne peut s’empêcher de penser que, si Lincoln avait laissé la Sécession des Etats sudistes aller à son terme, il y aurait belle lurette que l’esclavage y aurait disparu, sans laisser autant de tensions racistes dans la société américaine. Celle-ci a encore, comme celle de l’Amérique latine, un gros travail en profondeur « de mémoire » et « de repentance » à faire sur ses deux cicatrices que sont l’esclavage et le génocide des Indiens. L’Université de Yale vient de (févier 2017) décider de débaptiser un de ses collèges qui s’appelait « Calhoun », mais Trump vient de placer, dans son bureau de la Maison Blanche, un tableau d’Andrew Jackson, l’organisateur de la grande déportation des Indiens de Floride au cours de la « Piste des Larmes »…

« Avoir des gloires communes dans la passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple » écrivait Ernest Renan en 1882 (Qu’est-ce qu’une nation ?). Il est clair que, tant que cet indispensable travail de mémoire et de repentance n’aura pas été accompli en profondeur, la société américaine continuera à se déchirer sur ses gloires communes telles que les généraux Andrew Jackson, Robert Lee, Philip Sheridan et George Custer, sur John Calhoun  ou le drapeau des Confédérés. Si toutes ces gloires communes font indiscutablement partie de l’histoire des Etats Unis, leur part d’ombre ne doit pas être oubliée. Oui, il reste du travail !

Travail de mémoire et repentance

Voici un dernier petit mot pour terminer ce 15ème et dernier chapitre de notre blog sur notre voyage aux Etats Unis. J’ai évoqué à plusieurs reprises dans ce blog, comme dans celui de l’Amérique du Sud, le nécessaire « travail de mémoire », qui, s’il est mené en vérité, doit amener à une « repentance » destinée apaiser les tensions communautaires issues d’un passé douloureux. Nous avons croisé pendant nos voyages ces types de tensions aussi bien dans les pays du Maghreb à propos de la colonisation, de leur antisémitisme ou de leurs régimes autoritaires, qu’en Turquie à propos du génocide des Arméniens, ou en Israël sur les injustices qui s’accomplissent sous nos yeux envers les Palestiniens. Les mots « Travail de mémoire » et « Repentance » sont devenus politiquement incorrects en France, notamment depuis une déclaration de Nicolas Sarkozy le soir de son élection de 2007. Je voudrais d’autant plus leur rendre justice que ces mots sont au cœur des travaux des diverses commissions “Vérité et Réconciliation” ici ou là dans le monde. Et il convient de rendre hommage à tout le travail exemplaire qu’avec ces mots, les églises chrétiennes ont accompli en pionniers vers le peuple juif depuis le scandale inouï de la Shoah !

Nicolas Sarkozy, le 6 mai 2007 : « Je veux en finir avec la repentance qui est une forme de haine de soi, et la concurrence des mémoires qui nourrit la haine des autres ».

Denis Tillinac, dans le Figaro Magazine du 21/2/2014 : « Triste avenir pour un pays [la France] qui, selon la vulgate, se réduit à avoir été tortionnaire en Algérie, collabo pendant la guerre, colonialiste et exploiteur au XIXème siècle, et esclavagiste au XVIIIème siècle. Sous prétexte de devoir de mémoire, la France se voit intimer l’ordre de se haïr et de faire acte de repentance. »

Alain de Benoist, dans un article intitulé « La repentance n’a strictement rien à faire en politique”, publié le 30/6/2015 par Boulevard Voltaire : « La repentance consiste en un choix sélectif dans notre histoire qui ne retient que les périodes les plus négatives, et un anachronisme qui porte sur le passé des jugements de valeurs qui n’appartiennent qu’à notre époque ».

François Fillon, le 16 févier 2017 : « Quand je me retourne derrière moi, je suis Français, je vois des générations de paysans basques et vendéens qui n’ont pas à faire repentance pour des faits correspondant à des situations dans des sociétés données ».

C’est à mes yeux méconnaître les exigences, les conditions et les vertus de la « repentance ». Celle-ci est pourtant bien ancrée dans notre paysage catholique avec les exigences d’humilité et de vérité, le « Je confesse à Dieu », « l’Acte de contrition » et les grâces du sacrement de la confession. En effet :

Jean Paul II, en 1994, dans sa Lettre Apostolique « A l’aube du 3ème millénaire » : « Il est bon que l’Eglise franchisse ce passage en étant clairement consciente de ce qu’elle a vécu. (…) Reconnaître les fléchissements d’hier est un acte de loyauté et de courage qui nous fait percevoir les tentations et les difficultés d’aujourd’hui et nous prépare à les affronter. »

Une quinzaine d’évêques, dont Mgr Lustiger, signaient en 1997 la « Déclaration de repentance » dite « de Drancy », sur laquelle avait notamment travaillé le Père Dujardin, avec Véronique pour secrétaire : « Evénement majeur de l’histoire du XXème siècle, l’entreprise d’extermination du peuple juif par les nazis pose à la conscience des questions redoutables qu’aucun être humain ne peut écarter. L’Eglise catholique, loin d’en appeler à l’oubli, sait que la conscience se constitue par le souvenir et qu’aucune société, comme aucun individu, ne peut vivre en paix avec lui-même sur un passé refoulé ou mensonger. (…) Nous ne jugeons ni les consciences ni les personnes de cette époque, nous ne sommes pas nous mêmes coupables de ce qui s’est passé hier, mais nous devons apprécier les comportements et les actes. (…) Au jugement des historiens, c’est un fait bien attesté que, pendant des siècles, a prévalu dans le peuple chrétien, jusqu’au Concile Vatican II, une tradition d’antijudaïsme marquant à des niveaux divers la doctrine et l’enseignement chrétiens, la théologie, la prédication et la liturgie. Sur ce terreau a fleuri la plante vénéneuse de la haine des Juifs. De là un lourd héritage aux conséquences difficiles à effacer, jusqu’en notre siècle. De là des plaies toujours vives. (…) Le résultat, c’est que la tentative d’extermination du peuple juif, au lieu d’apparaître comme une question centrale sur le plan humain et sur le plan spirituel, est restée à l’état d’enjeu secondaire. Devant l’ampleur du drame et le caractère inouï du crime, trop de Pasteurs de l’église ont, par leur silence, offensé l’église elle-même et sa mission. Aujourd’hui, nous confessons que ce silence fut une faute. Nous reconnaissons aussi que l’église en France a alors failli à sa mission d’éducatrice des consciences et qu’ainsi elle porte, avec le peuple chrétien, la responsabilité de n’avoir pas porté secours dès les premiers instants, quand la protestation et la protection étaient possibles et nécessaires, même si, par la suite, il y eut d’innombrables actes de courage. »

Cette sorte de travail sur la mémoire et la reconnaissance des fautes de nos pères n’ont rien à voir avec une « haine de soi », bien au contraire. Il est évident que ses vertus peuvent s’appliquer tout aussi bien aux sociétés civiles, et qu’il s’agit alors d’un travail de nature éminemment politique. On peut être fier de son passé tout en pointant ses aveuglements. Ce qui fonde une nation, c’est, entre autres, une mémoire commune ; travailler sur les mémoires concurrentes et divergentes, c’est non seulement souder la nation, mais permettre, avec le recul, d’éviter à l’avenir les fautes commises dans le passé.

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